NOT FADE AWAY (NE PAS DISPARAÎTRE)
PAR CHRISTIAN LARRÈDE
Après avoir consacré un trio de monographies à une certaine idée de la nostalgie (Kinks, Flamin’Groovies ou Cramps), participé à un ouvrage collectif consacré aux Dogs, et rendu hommage au « rock modeste », le journaliste Alain Feydri (Nineteen, Rolling Stone) s’attache à une comète absolue du rock’n’roll. C’est d’une méticuleuse passion qu’il décrypte le parcours éphémère de Charles Hardin Holley, dit Buddy Holly, dont on rapproche parfois l’apport à la musique de la ligne claire d’Hergé pour la bande dessinée. Conversation autour de quelques mots d’amour (« Words of Love »), et d’un destin brisé.
Vous êtes donc le premier Français à consacrer une biographie – joliment intitulée « portrait » – à Buddy Holly… Le sujet ne fait pas recette par chez nous ?
Pour ce qui est de la recette, l’avenir nous le dira… et je ne suis pas vraiment le premier à m’y attaquer. Vers la fin des années 70, il a existé un bouquin un peu atypique (80 pages, format 21/29.5), paru aux éditions Horus, et œuvre de Fabrice Nataf et J.C Guillosson. Sans oublier un numéro spécial de Big Beat en juin 79, dont j’ignorais l’existence, ce qui m’a valu l’immédiate rancœur de son responsable et, sans doute, coûté quelques ventes… Je ne vais pas faire deux fois la même bêtise ! Voilà, c’est dit… Quant à la portée commerciale du projet, je n’en sais rien, ce n’est pas vraiment ce qui me guide, je me suis simplement dit qu’au vu de l’épaisseur artistique du personnage, c’était une idée à creuser.
Concernant votre pratique : pourquoi lui (après tout, Holly est moins sexy que Cochran, névrotique que Gene Vincent, œcuménique que Presley) ? Et comment (car tout cela sent l’entreprise de fourmi intransigeante) ?
J’esquisse un début de réponse dans mon introduction…l’idée m’a été soufflée par une connaissance, Roland Ranoux, sorte de fan ultime de Buddy Holly et possesseur d’une documentation assez exhaustive. Il connaissait mes précédents bouquins et aimait bien mon approche, finissant par me convaincre de me lancer dans cette aventure. Le fait que moi-même, je sois très sensible à la musique de Holly a aussi évidemment énormément joué. L’absence de bouquins en Français tout autant, puisque l’ouvrage mentionné ci-dessus est aujourd’hui assez difficile à dénicher, et tient d’ailleurs davantage du survol. Disons qu’il pouvait y avoir un vide à combler, ce qui n’est absolument pas le cas du côté de Presley, ni même chez Gene Vincent qui, avec Jean-William Thoury et Mick Farren, par exemple, a déjà été très bien exploré et défendu. Et concernant la méthode, c’est le travail habituel : lire, écouter, relire, bouquins, articles, blogs divers, recouper tout ça, en conservant une certaine distance critique, et en tachant de garder ma petite musique personnelle. Par ailleurs, étant plutôt cigale au quotidien, je suis ravi d’enfin passer pour une fourmi, fût-elle intransigeante !
Une analyse un peu distraite laisse apparaître le rocker comme plus grand mort que vivant : par son caractère de pionnier imposant le casting guitare-basse-batterie à la musique populaire, ou par l’influence qu’il exerça sur rien moins que les Beatles, les Stones, et jusqu’à Michael Jackson…
Oui, il est évident que sa mort dramatiquement précoce a largement influée dans la construction du mythe, nous abandonnant un rock assez immaculé dans son écriture et sa conception. Sans quasiment aucune scorie et autres embarrassantes vilénies que l’on trouvera ensuite chez quelques-uns de ses rivaux du moment. Il n’a pas eu le temps. Et les Crickets demeurent un des tout premiers groupes de rock à guitares, même si, en l’occurrence, la mise en avant du groupe sert surtout à contourner des obligations contractuelles. Buddy Holly est également un remarquable guitariste, ce qui n’a sans doute pas été assez souligné. Et c’est aussi un compositeur assez brillant, qualité plutôt rare dans sa génération, un aspect des choses qui a beaucoup compté dans la fascination exercée sur la génération suivante, les Anglais en particulier, Stones ou Beatles en tête. Doublé d’un physique davantage passe-partout incitant à penser que si lui y arrive, beaucoup d’autres peuvent le faire.
Ce qui interpelle chez Holly c’est cette dualité qui confine à la schizophrénie : comment un petit blanc issu d’une famille religieuse du Texas peut-il simultanément être aussi proche des musiciens afro-américains, comme en témoigne « Not Fade Away », sous influence Bo Diddley ?
Alors ça, le phénomène ne lui est pas propre. Presley ou Jerry Lee Lewis, pour ne citer que ces deux-là, grandis dans des contextes sociologiques un peu similaires, ont la même fascination pour une certaine musique noire. N’empêchant pas les barrières raciales, et Lubbock (ville de naissance de Buddy Holly, ndlr) n’y échappe pas. Buddy et ses copains, comme beaucoup de jeunes rockers du Sud, vont découvrir l’essentiel de la musique noire via les radios, et quelques disques ou concerts donnés localement, genre Fats Domino ou Little Richard, et la séduction sera immédiate. J’avoue moi-même une vraie curiosité pour cette période où beaucoup de styles de musique se rencontrent, jazz, gospel, country & western, rhythm & blues, blues, western swing, bluegrass, sans que l’on puisse commodément définir les frontières… Le rock & roll est né de ça, et Buddy Holly a l’immense mérite d’y coller sa patte personnelle. Alors, dans un pays ségrégué, il avait certainement moins d’a priori que la génération précédente. Quant à la question religieuse, c’est un dénominateur commun a beaucoup d’entre eux, un questionnement permanent chez Buddy Holly, dont l’ampleur m’a vraiment surpris, alors que pour Elvis, par exemple, chez qui c’est un trait régulièrement mis en avant, ça semble un peu plus apaisé. Et tous deux sont des inconditionnels de musique gospel. Presley va en enregistrer, Holly n’aura pas cette opportunité !
Le sentiment d’instantanéité de sa carrière est surmultiplié lorsqu’on considère que le premier jet de l’immarcescible « That’ll Be The Day » date de 1956, et l’accident mortel en avion de 1959…
Oui, oui, et encore, l’accident c’est à l’entrée de l’année 59, tout début février, sa carrière, c’est deux ans et demi, trois ans maxi… Vu sous cet angle, ce qu’il laisse est assez phénoménal, sans beaucoup d’équivalence en termes d’inventivité et de richesse mélodique. Du pop-rock avant l’heure. Buddy Holly c’est quand même un fameux mélodiste. Il est vraiment l’incarnation de l’étoile filante !
Par sa disparition prématurée, son visage lunaire et souriant cerclé de larges lunettes, son apparence toujours bien mise, Buddy Holly renvoie l’image d’un ange pur et innocent… Et la réalité ?
Certainement pas un ange, c’est aussi quelqu’un qui pouvait être très directif, parfois blessant, un jeune homme avec des idées bien arrêtées quant à sa musique. Mais un type à la tête bien faite, comme on dit, plutôt un bon gars, de nombreux témoignages concordent, un type réfléchi, qui se projette à moyen, voire long terme, un entreprenant, pensant label, studio et productions. Il n’a rien du rocker sauvage et déluré. Davantage un taiseux volontiers sympathique, du genre bien élevé, à ce que beaucoup disent…
Le magnifique cliché de la couverture renvoie à quelques fondamentaux de la vie d’un rocker en tournée : mélancolie, fatigue, et solitude…
Oui, c’est exactement ça. Ça se passe de commentaires. Let the picture do the talking ! Le plus surprenant ayant été, pour nous, de découvrir que le photographe était toujours en vie. J’avais ce cliché dans un vieux bouquin de photos rock édité par Rolling Stone il y a plus de 30 ans, suite à un concours de circonstance – lui me parlait d’un autre – je l’ai scanné, puis envoyé à Xavier Belrose, l’éditeur, qui a eu un coup de cœur immédiat et a cherché les ayant-droits pour rapidement découvrir que Lew Allen, le photographe en question, était toujours vivant et habitait Phoenix en Arizona. L’occasion, pour moi, de lui poser quelques questions sur la genèse du cliché, et pour Xavier d’en proposer une paire d’autres dans le cahier photos. Moi qui ne souhaitais pas vraiment l’habituel Buddy souriant sur la couve, je ne pouvais mieux tomber.
« Listen to Me… » exsude du mépris professé par les puissants et autres décideurs vis-à-vis des musiciens… même les blancs…
Oh, je pense qu’il faut nuancer, tous ne sont pas mauvais et méprisants, j’évoque brièvement Ahmet Ertegün (producteur, ndlr), par exemple, ou à une échelle de responsabilité moindre, Bob Thiele (producteur et compositeur, ndlr), on tient là des gens passionnés par ce qu’ils font et parfaitement respectueux des musiciens, au moins à leurs débuts. Après, il y a l’incompréhension du label Decca, et cette collision parfois inamicale avec le monde de la country, où, c’est le moins que l’on puisse dire, l’irruption du rock ne fait pas sauter de joie les hauts responsables, ni certains musiciens dont c’est le gagne-pain. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les tourneurs, dont l’appât du gain vire au tragi-comique lors de la Winter Dance Party, avec l’épisode de ces bus totalement inadaptés. Et la couleur de peau ne change rien à la donne. Il s’agit majoritairement de tirer le maximum d’artistes jeunes sans trop se préoccuper de leurs conforts et états d’âmes. De plus, beaucoup de rockers sont issus des Etats du sud et il y a une indéniable condescendance du business musical à leur égard. L’un des Everly Brothers explique ça très bien dans le bouquin… Mais la situation est adaptable à beaucoup d’endroits, de périodes et de secteurs d’activité. Dès qu’il y a pas mal d’argent à gagner, les scrupules s’éteignent d’eux-mêmes. Et ça reste une constante du corporate rock et de l’industrie du divertissement en général !
Entre les pages, on devine le changement d’époque, les tiraillements, dissensions et déchirements entre les différents protagonistes : l’envers du décor, pour une apparence publique trop lisse et trop saine ?
Oui, j’ai modestement tenté de donner corps à tout ce remue-ménage, à camper le décor. Les années 50, c’est un fourmillement de petits labels un peu partout, aux fonctionnements souvent très artisanaux et aux méthodes parfois discutables. Ce sont rarement des philanthropes, des entrepreneurs à leur façon, les coups bas ne sont pas rares. Buddy surgit pile dans le sillage de Bill Haley et, par-dessus tout, celui d’Elvis, c’est un peu l’irruption triomphante de la jeunesse sur un plan artistique, mais également sur un plan économique, c’est l’invention du teenager. Avec pas mal de fric à capter. Mais les structures en place sont tenues par des adultes, des gens d’âge mûr, ce qui sous-tend condescendance, paternalisme ou mépris. Pas mal de grivèleries également, plus ou moins importantes. Recentré sur le cas de Buddy Holly, sa relation avec Norman Petty (musicien et producteur de certaines faces plutôt rockabilly de Buddy Holly, ndlr) est compliquée, polluée par de récurrents problèmes d’argent. Petty est souvent présenté comme le découvreur de Buddy Holly, celui sans qui rien ne serait arrivé. J’ai tendance à penser que c’est une interprétation tronquée, et sans rien diminuer des mérites de Petty, qui est un as dans sa branche, je suis persuadé que le talent d’Holly aurait éclaté d’une façon ou d’une autre, qu’il pouvait exister sans Petty. ‘Rave On’ ou les enregistrements à cordes faits à New-York en sont la preuve. Alors, évidemment, l’envers du décor – jalousie, mesquinerie, guerre d’égo, alcool, pilules, coucheries diverses etc. – est nettement moins lisse que ce qui est publiquement présenté. Même si, comparé, au hasard, à Cochran, Gene Vincent ou Jerry Lee Lewis, Buddy apparait plus sage qu’une image…
Buddy Holly fut-il un génie du rock’n’roll ?
Le terme de génie est aujourd’hui tellement galvaudé que je préfère m’abstenir de l’utiliser, mais si d’aucuns le considèrent comme tel, ça me va aussi, après tout, le mot est libre d’usage… Ce qui est indéniable, c’est qu’il est doté d’un talent peu commun et que sa mort précoce laisse grande ouverte la valse des suppositions quant à ce qu’aurait pu être sa future trajectoire musicale, un peu comme Hendrix, dont on ne sait pas trop bien vers quoi il voulait tendre. Chez Buddy Holly, la seule certitude c’est que ce qu’il nous abandonne en moins de trois ans est franchement épatant. Et assez unique dans sa formulation. C’est suffisant pour en faire un personnage majeur dans l’histoire de cette musique et sa fascinante construction !
ALAIN FEYDRI
Listen To Me, Un Portrait de Buddy Holly
Le Boulon, Éditions du Layeur, 380 pages, 23 euros
L’éditeur conseille, durant la lecture, l’écoute du coffret Buddy Holly-Not Fade Away : The Complete Studio Recordings And More (plateformes de streaming)
La rédaction conseille également celle de The Indispensable Buddy Holly/1955-1959 (Frémeaux & Associés)